“ La plupart des changements superficiels appartiennent au contexte du mot “ nouveau ”, que l’on applique aussi bien au design d’un réfrigérateur qu’à celui d’une tondeuse à gazon. Les changements réels sont pour leur plus grande part invisibles, comme il convient à cette époque de technologie invisible, et les gens ont adopté les enregistreurs vidéo, les télécopieurs, les traitements de texte sans une réticence, dans la foulée des nouvelles moeurs sociales qui ont surgi tout autour d’eux. ”
J.G.Ballard, Jeux de mort (a) Concept, in La Foire aux Atrocités, Tristram.
Le domaine des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, véritable industrie de la conscience , ont investi la sphère publique et privée, tout au long du XX°siècle, jusqu’à pourvoir l’imaginaire en récits ready- made, tant au cinéma qu’en littérature. Ce formatage de
la réalité par et dans l’architecture des nouvelles technologies, s’apparente à la constitution de la matrice d’une matrice, jusqu’à produire une fantômisation du réel, du Monde. “ Les fantômes ne sont pas seulement des matrices de l’expérience du monde ; ils sont aussi des matrices du
monde lui-même. Le réel comme reproduction de ses reproductions. ( ...) Le réel - le prétendu modèle- doit donc être crée sur mesure en vue de son éventuelle reproduction, à l’image de ses propres reproductions ” Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme. L’âme à l’époque de
la deuxième révolution industrielle ( 1956). Gunter Anders a été l’un des premiers philosophes à établir le diagnostic et les symptômes de la modélisation du réel et de ses représentations, soit des représentations de représentations et leurs versions successives, par les technologies.
“ N’entretenant aucune illusion sur le caractère potentiellement émancipateur de la technologie moderne, Anders en effet su donner à sa critique une portée qui lui permet maintenant d’atteindre la domination dans ses mutations les plus avancées : on pensera ainsi plusieurs fois, en lisant ces analyses, au fantôme de monde livré à domicile par les réseaux électroniques, ou encore à la reconstruction industrielle de la nature, et de la nature humaine, entreprise aujourd’hui par les biotechnologies. ” ( Sur Gunter Anders, préface de l’édition française, Ivréa, 2002) Bien des créateurs contemporains se sont emparés des domaines diversifiés des NTIC. En s’appropriant l’espace temps singulier des réseaux et de l’économie de l’immatériel, mais également
l’espace des bases de données, des matérieux à mémoire de forme, les artistes déplacent leur champ d’observation pour questionner une certaine apologie de la vitesse de la transparence, de l’efficience de la technologie, pour repenser représentation et langage, entre production et diffusion. Les oeuvres de ces artistes ont contribué, contribuent encore à questionner le syntagme problématique “ art et technologie ”, pour proposer une autre perspective. Dans le face à face de l’art et de la technologie, la question est moins de savoir comment les artistes utilisent les techniques que de se demander ce que les nouvelles technologies ont à apprendre de l’art contemporain. Stéphane Sautour s’inscrit dans cette nouvelle génération d’artistes pour lesquels les oeuvres multimédias constituent des objets théoriques pertinents nouant entre elles les questions portant sur les conditions esthétiques, juridiques, de production, d’exposition, de conservation, ainsi que sur leurs conditions de réception, du rapport à l’autre que les oeuvres mobilisent sous le thème de l’interactivité notamment.l appartient à la génération des artistes-providers , parmi lesquels Pierre Giner, Mathieu Briand, Ludovic Burel, Eric Maillet , Paul Devautour. L’artiste - provider comme intermédiaire actif entre l’oeuvre et son destinataire, pour lequel le domaine des images témoigne d’une convergence accrue entre l’art contemporain, la photographie, les jeux vidéo ( Miltos Manetas, Angela Bulloch ), le web, le cinéma, la télévision en ligne, des installations interactives et sonores, des spectaclesperformances ( DumbType).
A travers un certain nombres d’oeuvres réalisées ou de projets en cours, Stéphane Sautour poursuit sa réflexion sur certains protocoles technologiques liés à la question de la surveillance et du calcul indifférent des données structurant la réalité sensible ( les drones domestiques) , en un projet critique, qui est aussi une réflexion sur l’invisible. Par ailleurs, tout le travail de Stéphane Sautour opère de nombreux déplacements entre espace public espace privé, et met en oeuvre des structures réversibles : du visible à l’invisible, de l’objet à l’immatériel, de la production à la diffusion et vice- versa . Box ( 1998) est une installation sonore dont l’objet se dérobe perpétuellement . Le dispositif permet au spectateur de mixer deux CD au contenu identique : l’enregistrement d’une conversation saisie au cours d’un repas. Si le spectateur tente d’écouter le résultat de son travail de mixage, il échoue à cause du son trop faible dû au trop grand éloignement des haut-parleurs. Le spectateur doit utiliser le casque et intégrer le dispositif de diffusion qui devient l’interface d’écoute de
sa production. Ram ( 2004) est une boucle virtuelle qui s’actualise à travers une installation physique. Il s’agit d’une oeuvre sur les satellites, dressant une cartographie aveugle de l’espace. Le principe consiste à filmer entièrement une exposition, un événement public, à partir du point de vue extérieur et élevé, d’un satellite, rediffusé en direct sur un site. Les lieux, les institutions et leurs publics deviennent alors une cible à suivre et à surveiller pas à pas, davantage qu’un motif à filmer. Ce n’est pas le secret qui est rendu visible, ni le dévoilement d’actions illicites, mais des rituels sociaux, anodins et anonymes. Ram traduit une certaine forme de dématérialisation du réel bien plus que la restitution d’une information tangible.
5h 39’52’’ est l’exacte traduction et représentation linguistique de la situation de la planète Vénus en un point donné précis de la ville d’Angers en 2004. Litanies de données linguistiques disposées en listing ou partition, l’oeuvre traduit le progressif déplacement du langage descriptif vers la pure virtualité narrative. Tank ( 2001) est un moteur de recherche qui génère des lettres de motivation, pour une recherche d’emploi totalement informatisée. Pour élaborer ces lettres de motivation automatisées, le moteur de recherche prélève au sein de base de données des séquences rhétoriques qu’il organise sur un mode aléatoire. Le jeu brouille ici les repères qui existent entre la biographie singulière et l’autobiographie de tout le monde ; il brouille également les repères chronologiques. Go ( 2001) est un dispositif, une installation, un jeu repris du jeu traditionnel de Go ( on rappellera ici le goût qu’avait Georges Perec pour ce jeu chinois de stratégie) dont le mouvement des pièces est calculé à partir de la captation vidéo, via des caméras de surveillance, du déplacement de gens dans un lieu quelconque. A la manière des artistes du collectif Kolkoz qui détournent l’interface du jeu Half Life, la démarche de Stéphane Sautour consiste à pirater des sources informatiques, et d’élaborer des systèmes de surveillance qui placent le jeu de Go dans un contexte plus large que celui d’un simple jeu vidéo: le dispositif représente une sorte de moteur de stratégie technologique qui investit le processus relationnel du jeu pour en complexifier la donne. Invité à regarder la partie se jouer sur un écran, le spectateur ne comprend qu’après un certain temps qu’il est lui même un élément de la partie, qu’il fait partie du jeu, qu’il joue contre lui même, dans ce jeu de stratégie et de positionnement. Le logiciel agit comme un parasite qui s’approprie tous les mouvements des autres, il représente une logique invisible . L’artiste dit s’intéresser à “L’interpassivité”, une interpassivité partagée, à travers une géographie des territoires surveillés. Go constitue un système englobant , opaque, dans lequel le spectateur est piloté par le programme.
A l’image du Fight Club ( 2002) , un jeu de robots aux finalités obscures : les robots Aibo de Sony sont programmés pour lutter entre eux, en un combat réel qui accroît l’agressivité des robots, conçus par Sony comme des structures d’auto-apprentissage, et sujettes à dépérissement si l’action diminue. Inspiré par le film de David Fincher, Fight Club est la matérialisation d’un programme, d’une idéologie, de formes de domination, sous la forme d’un récit second, d’une mise en scène. Comme la Cage de Faraday ou Space Cake (2004) d’après le mobilier Djinn d’Olivier Mourgue pour l’Odyssée de l’espace de Kubrick, qui sont des fragments de fictions scientifiques ou cinématographiques devenus objets- empreintes, masques, motifs convexes de réalités probables ou virtuelles. Ou comme Ecran Total ( 2004) parasol qui brûle, lampe à l’échelle une, pure représentation de lui-même ou évocation indirecte de rayonnements lointains . Avion futif, conçu d’après le Northtrop B.2Spirit, Idoru est un objet à la réalité insituable, de nature improbable qui se situe delà des notions de réel ou de virtuel : une image gelée, vitrifiée, entre implosion et explosion, évoquant les récits de William Gibson. Cet objet autiste qui se déploie dans l’espace est auto-référent : à la manière des sculptures-formes de Robocop surgissant du sol, pour disparaître à nouveau, l’alien de Stéphane Sautour appartient à la classe des idoles - sans référent extérieur- davantage qu’à la classe des icônes- toujours prises dans des réseaux métaphoriques. Bien qu’imaginé dans le contexte scientifique de la Terraformation ou “ processus d’ingénierie planétaire visant à améliorer les conditions d’apparition de la vie sur les planètes extraterrestres dans l’optique utopiste d’en rendre certaines habitables ”, Idoru est une sorte de réalité-concrétion qui ne mène nulle part, une explosion-fixe qui bloque toute formation ou référence temporelle, un trou noir sans passé ni futur.
Pascale Cassagnau, Inspectrice de la création responsable des fonds audiovisuels et nouveaux médias. CNAP
“Most superficial change belongs in the context of the word ‘new’, as applied to refrigerator or lawn-mower design. Real change is largely invisible, as befits this age of invisible technology – and people have embraced VCRs, fax machines, word processors without a thought, along with the new social habits that have sprung up around them.” J.G. Ballard, “Death Games (a) Conceptual”, in The Atrocity Exhibition (Flamingo)
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Like a veritable consciousness industry, the new information and communication technologies (NICT) gradually took over both the public and private spheres in the course of the twentieth century, eventually providing the imaginary with readymade narratives in movies and books. This formatting of reality by and in the architecture of the new technologies is like the constitution of a matrix-of-a-matrix, to the point of making spectral the real, the world: “Ghosts are not only the matrices of the experience of the world, they are also matrices of the world itself. The real as reproduction of its reproductions. . . . The real – the purported model – must therefore be made to measure, with a view to its possible reproduction, in the image of its own reproductions.” Gunther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen (The Obsolescence of Human Beings, 1956). Gunther Anders was one of the few philosophers to diagnose the effects of the modelling of the real and its representations, or of representations of representations and their successive versions, by technology. “Having no illusions about the potentially emancipatory nature of modern technology, Anders gave his critique a scope capable of reaching the most advance strains of domination. Reading his analyses, more than once we will find ourselves thinking of the ghost of the world delivered to our homes by electronic networks, or again, the industrial reconstruction of nature, and of human nature, an enterprise now being managed by the biotechnologies” (from the preface to the French, Sur Gunther Anders, Ivréa, 2002).
Many contemporary creators have worked in the various domains of NICT. By appropriating the singular space-time of networks and the economy of the immaterial, but also the space of databases, shape-memory materials, artists displace their field of observation in order to question the positive vision of speed and transparency and technological efficiency, in order to rethink representation in language, between production and dissemination. The works by these artists have helped and are still helping to question the problematic syntagma of “art and technology” and to offer a new perspective. In the face-off between art and technology, the question is not so much why artists use the latter as what the new technologies can learn from contemporary art.
Stéphane Sautour belongs to the new generation of artists for whom multimedia works constitute pertinent theoretical objects, and who use them to examines issues relating to the aesthetic and juridical conditions of production, exhibition and conservation, and to their conditions of reception, to the relation to the other that works bring into play, notably where interactivity is concerned.
He belongs to the generation of artist-providers, alongside Pierre Giner, Mathieu Briand, Ludovic Burel, Eric Maillet and Paul Devautour. The artist-provider is the active intermediary between the work and its addressee, for whom the field of images involves a growing convergence of contemporary art with photography, video games (Miltos Manetas, Angela Bulloch), the Web, cinema, online television, interactive and sound installations, and shows/performances (Dumb Type).
In a number of finished works or ongoing projects, Sautour reflects on certain technological protocols linked to surveillance and the neutral calculation of data structuring sensible reality (domestic drones) in a critical undertaking that is also a meditation on the invisible. Throughout his work, indeed, Sautour effects numerous displacements between public and private space, and creates reversible structures that go from the visible to the invisible, from the object to the immaterial, from production to dissemination, and back.
Box (1998) is a sound installation whose object is perpetually elusive. The device enables spectators to mix two CDs with identical content: a conversation recorded during a meal. If they try to listen to the result of their mixing, they find it impossible because of the faintness of the sound, the speakers being too far away. They are therefore obliged to use the headphones and become part of the dissemination device, which becomes the interface for listening to their production.
Ram (2004) is a virtual loop that is given form in a physical installation. It is a work about satellites which establishes a blind map of space. The idea is to film a whole exhibition, a public event, from a distant, high-altitude viewpoint, that of a satellite, the results being broadcast on-site. Places, institutions and those who frequent them thus become targets to be followed step by step, more than motifs to be recorded on film. What is made visible here is not something secret or illicit, but everyday and anonymous social rituals. More than the restitution of tangible information, Ram translates a certain form of dematerialisation of the real.
5h 39’52’’ is the exact translation and linguistic representation of the location of the planet Venus from a precise location in the town of Angers in 2004. A stream of linguistic data given in list or score form, the work translates the gradual displacement of descriptive language towards pure narrative virtuality.
Tank (2001) is a search engine which generates job application letters, for a completely computerised job hunt. In order to compose these automatic letters, the search engine samples rhetorical sequences from databases and then reorganises them in random fashion. This process blurs together individual biography and universal details. It also blurs chronology.
Go (2001) is a device, an installation, a game based on the traditional Chinese game of strategy, go (Georges Perec was a great player), in which the movement of the pieces is calculated on the basis of video captures made via surveillance cameras of people’s movements in ordinary places. Rather like the artists of the Kolkoz collective, who appropriated the interface of the Internet game Half-Life, Sautour pirates computer sources and elaborates surveillance systems that place the game go in a context that is much broader than that of a simple video game: the device represents a kind of technological strategy engine which takes over and complexifies the relational process.
When watching the game being played on the screen, it takes a while for spectators to realise that they are themselves a part of it, that they are playing against themselves in a game of strategy and positioning. The programme acts as a parasite that appropriates other people’s movements. It represents an invisible logic. The artist says that he is interested in “interpassivity”, which is a form of shared passivity, as observed through a geography of surveyed territories. Go constitutes an all-embracing system in which spectators are piloted by the programme.
It is the same in Fight Club (2002), a robot game whose purpose is obscure. Two Sony AIBO robots are programmed to fight each other in a real combat that increases the robots’ aggressivity. They were designed by Sony as learning structures whose capacities dwindle if they are inactive. Inspired by David Fincher’s eponymous film, Fight Club is the materialisation of a programme, of an ideology and of forms of domination, in the form of a second narrative, a mise-en-scène.
Likewise Cage de Faraday or Space Cake (2004), based on Olivier Mourgue’s Djinn furniture for Kubrick’s 2001: A Space Odyssey, which are fragments of scientific or cinematographic fictions that have become trace-objects, masks, convex motifs of probable or virtual realities. Likewise Écran Total (2004), a parasol that burns, a full-scale lamp, a pure representation of itself or indirect evocation of distant radiation.
A stealth plane based on the Northrop B-2 Spirit, Idoru is an object whose reality cannot be located, lying beyond notions of the real or the virtual: a frozen, vitrified image, between implosion and explosion, evoking the stories of William Gibson. This autistic object, which spreads in space, is self-referential. Like the sculptural forms of Robocop rising up out of the ground, before disappearing again, Sautour’s alien belongs to the class of idols – without an external referent – more than to the class of icons, which are always caught up in metaphorical networks. Although conceived in the scientific context of “Terraformation”, or the “process of planetary engineering designed to improve the conditions for the appearance of life on extraterrestrial planets with a utopian view to making some of them inhabitable”, Idoru is a kind of reality/concretion that goes nowhere, a fixed explosion blocking any kind of formation or temporal reference, a black hole without past or future.
Pascale Cassagnau, Inspectrice de la création responsable des fonds audiovisuels et nouveaux médias. CNAP